L'instinct du ver de terre (extrait)

© Nicolas Guéguen
© Nicolas Guéguen

     Longtemps, je m'étais cru doté d'une existence propre. Parfois, j'avais même eu le « sentiment » d'être mon propre dieu, de m'être fait tout seul, à la force de l'esprit. Conneries ! Nous ne sommes que la somme de nos influences. Et lorsque nous nions cette évidence, nous ne faisons que naïvement répondre à la peur que génère le sentiment d'absence de contrôle sur notre propre existence. D'ailleurs, cette réaction comme toute réaction est inscrite dans le résultat de nos équations (plus ou moins compliquées, plus ou moins singulières, n'ergotons pas là-dessus...) Donc, en me vidant de mon sang, je semblais être en route vers une guérison définitive. Ce n'était plus qu'une question de temps. J'avais jeté les dés d'une façon apparemment impulsive, mais en réalité tellement prévisible, suivant ainsi un programme écrit de longue date... Il est du reste étonnant de noter qu'à mesure que la souffrance augmentait, faisant naître cris et grimaces, je prenais conscience de cette mécanique à laquelle la nécessité me faisait participer. Mais au-delà de l'image du ver de terre creusant sa misérable, servile et inévitable déchéance, cet avant-goût de mort me faisait gagner en lucidité... il m'offrait une vision universelle de la logique implacable de toute chose. Pour être moins vague, je dirai que sur le coup, j'aurais pu, si j'en avais eu l'occasion, répondre à n'importe quelle question, résoudre tout problème, toute équation, résumer la vie et l'univers en quelques mots terribles, simples, définitifs et pertinents. J'aurais aussi pu cracher du feu, de l'or ou un gaz hilarant et mortel. Plus rien ne m'était interdit. Aucune énigme ne pouvait me faire hésiter ni même réfléchir ; j'étais la science infuse. Mais de cela, je ne tirais aucune fierté. Ça tombait sur moi, point barre ! La vie faisait de moi un être provisoirement omniscient comme elle eût pu me faire beau, travailleur, artiste, président de la République, génie ou encore caïd de niveau international... Pas de quoi pavoiser... A-t-on déjà vu un éléphant se vanter de sa puissance ? Un guépard parader devant les caméras après avoir battu à la course un pauvre zèbre ? J'étais, sans me complaire dans ce rôle, ce que je devais être, c'est tout. A contrario, le conditionnel passé n'était pour moi qu'une façon illusoire de donner une dimension autonome à nos actions : « j'aurais pu, dû, voulu, été... si j'avais... » disent ceux qui croient en un libre arbitre. Or, si rien de tout cela ne s'est réalisé, c'est simplement parce que l'ensemble des rapports de forces (endogènes et exogènes) portait la balance de l'autre côté. Évidence ! Néanmoins, si l'acteur a lutté, il a bien fait, dans la mesure où sa capacité à calculer l'ensemble des paramètres n'était pas suffisante pour lui permettre d'anticiper le résultat final. La liberté de choisir n'est au fond qu'une mascarade, une plaisanterie plus ou moins amusante (selon la place qui nous aura été attribuée par les circonstances.) L'action est cependant indispensable, non pas afin de manifester sa « liberté », mais tout simplement afin d'éviter la douleur d'une pensée trop profonde. Seulement, nous ne décidons pas d'agir ; seul ce qui a fait de nous ce que nous sommes possède ce pouvoir de déterminer la conduite qu'adoptera l'individu (à qui je donnerai plus facilement le qualificatif de bêta que celui d'alpha)...

 

           © Arnaud Guéguen