Musique (Extrait de "Balades aériennes")

© Nicolas Guéguen
© Nicolas Guéguen

     Au matin, les rêves ont rarement la bonne idée de se décanter. On a beau se pincer et même se mordre, ne reviennent en guise d'indices que des tensions, résidus infertiles du labyrinthique sommeil. Mais avant d'être une froide soupe que le penseur de l'aurore tente de réchauffer, tout rêve possède une force propre. Le mieux que l'on puisse faire pour en ranimer quelques approximatifs fragments est d'utiliser, à chaud, le biais d'un long et attentif silence.

 

     Le rêve et la froide nuit se sont unis, juste avant l'heure du réveil, afin de donner à ma conscience encore hésitante un frisson assez glaçant pour me faire bondir instinctivement hors le morbide sable, hors les impressions étranges.

 

     Machinalement, je caresse mes fringues. Dessous, ça palpite des masses. Me voilà rassuré, à défaut d'être vraiment apaisé. Pour cela, il va me falloir agiter autre chose que des pensées. Le corps l'a déjà senti, alors il continue à se palper. Ensuite, lorsqu'il a fait le tour de l'embarrassante question et débarrassé chaque grain de sable, il reprend sa route et se retrouve face à l'image d'une forêt de pins plantés sur un terrain ocre d'avoir été grillé par le soleil de l'été défunt, puis repeint subtilement par les pluies et la brume, maîtresse automnale de ces collines. Les arbres du premier plan sont à eux seuls incapables de susciter le mystère et l'idée de refuge inviolable. D'ailleurs, ils ont beau avoir de l'allure et sentir la résine à plein nez, ils sont trop décharnés et surtout trop espacés pour rivaliser avec leurs congénères qui, soudés en leurs cimes, dessinent au loin (entre ma position élevée et la mer en contrebas) l'oscillogramme de mes rêves. Il serait peut-être temps que l'on me pince, ou mieux : que l'on en pince pour mon point de vue élevé et néanmoins pathétique. Mais personne en vue. Seule trace de vie, des tapis de billes noires et minuscules, fruits anaux de lapins circonspects. Plutôt que de m'adresser à leurs esprits apparemment absents, je me demande ce qui rend les lieux si fascinants. Serait-ce le mélange divinement dosé d'eau et de bois ? Mon imprenable position ? Le panorama ? Une solitude propre à faire passer l'humanité pour définitivement morte ? Je demeure malgré tout dans l'incapacité de ne faire qu'un avec la nature. Me trouve bien en elle, mais refuse de m'y fondre. En résistance, mon esprit calcule, prend des mesures, se pose des questions à la fois simples et fondamentales. Alors, si je dois mourir, autant m'y préparer dès à présent. Pour cela, commencer par observer la végétation sans cesse renaissante qui jamais ne s'est vue autrement qu'à travers des yeux humains croyant, l'espace d'un abandon, pouvoir se prendre pour elle ! Tuer celui que l'on pense être, c'est aussi briser les miroirs, se perdre dans l'absence, stocker les données pour les oublier avant même d'avoir cherché à les interpréter. L'art, s'il se montre suffisamment éloquent pour n'avoir besoin d'aucun médium se plaçant arbitrairement entre lui et nous, peut nous aider dans cette voie. Seulement, les mots dont usent les hommes se sont, ces derniers siècles, beaucoup trop frottés aux questions insolubles pour ne pas avoir perdu de leur pouvoir. L'heure est donc venue de céder la place aux silences d'amour et aux soupirs de paix lasse. La nature est art à travers nos yeux, création divine pour les uns, monument sans architecte pour les autres. Si nous tentons de partager sa beauté, nous lui ôtons une part essentielle de son caractère. Elle ne nous apparaît plus alors que comme une définition circonscrite au terrain d'entente de nos émotions. Afin de ne pas lui être trop infidèle, nous nous devons de la subjectiver le plus sincèrement possible. Pour cela, pas question de recruter nos mots au ras d'un sol savant. Au contraire, il nous faut, sans le chercher délibérément, adopter une position naturelle dont nous sommes les seuls juges. Incompréhension ou pas, récompense ou fustige, laissons-nous porter par nous. Allons ! Va ! Ne t'endors pas dans les bois aux arbres fléchés ! Construis ta cabane entre ciel et terre ! Le premier venu des mots sera le bienvenu. Là-haut, pas de paroles en l'air, juste la douce drogue des éléments pour m'inspirer des exhalaisons aussi singulières qu'universelles. Comme si le monde me dévorais tout en me nourrissant, comme si je commençais à en finir avec un moi dépassé par la routine et les prévisibles pics de stupeur, Comme si la scie en avait presque fini avec ma vieille branche, je m'apprête à tomber le plus haut possible.

 

     Une forêt de pins plantés sur un terrain ocre. À défaut de pouvoir re-décoller, je me verrais bien étreindre un arbre que je m'imaginerais doté d'une capacité de discernement et d'une sensibilité semblables aux miennes. N'est-ce pas ainsi que l'on fait en amour ? Ne joue-t-on pas à confondre autrui avec nous-mêmes ? Ne lui prête-t-on pas nos propres sentiments ? D'où l'illusion de ne faire qu'un. Illusion à laquelle je n'échappe pas, puisque me voilà donnant au paysage des saveurs qui en mon absence n'existent pas (du moins sous la forme que je leur attribue). Certains hommes ayant suivi un parcours sensiblement similaire au mien pourraient, certes, se reconnaître dans mes réflexions et perceptions, mais combien de Séléniens le verraient de cet œil ? Plus généralement, combien de scientifiques peuvent s'accorder sur le sens subjectif d'une éclipse, d'une grossesse ou encore d'un artefact ? Tout cela pour dire que l'essentiel ne fera jamais l'objet d'aucune table, aucune loi. Tout cela pour réduire la vérité aux questions de pure forme. Le reste est un lieu sauvage, quoique habité par une impressionnante population de chercheurs aussi paumés les uns que les autres. Chacun d'entre eux se défend contre l'idée d'une quelconque tendance. Ainsi, ceux qui voient du gris partout, y compris dans le vert des frondaisons, préféreraient crever plutôt que d'admettre l'existence de leurs frères d'âme. A contrario, s'ils tolèrent la différence, ce n'est que pour pouvoir s'en distinguer en la fustigeant.

 

     Une forêt de pins plantés sur un terrain ocre. M'y revoilà. Seul. Effaçant les traces de pas que je risque de finir par confondre avec les miennes. Ensuite, je replonge mon regard au-delà de la ligne d'horizon. Seule façon de visualiser ce que les autres continueront à rater. A l'inverse, tenter d'imaginer le tableau d'un autre constitue la meilleure façon de ne jamais le voir. Alors, non seulement je me fais mon propre film, mais, en outre, je nie à autrui le pouvoir d'en faire autant. Ma projection est vérité pour moi et donc vérité en soi ! Aucune chance que l'on parvienne à me faire entendre raison ! De toute manière, les lois d'aujourd'hui sont déjà périmées. Celles d'avant-hier sembleraient revenir en force. Course sans fin. Doute éternel, sauf quant à mon droit à préférer mes illusions aux leçons dogmatiques récitées par des philosophes forcément étrangers à la patrie dont je suis l'unique citoyen, étrangers à mes buts, mes priorités, étrangers à mes goûts sui generis. Si je savais mieux me laisser aller, ou du moins plus durablement, peut-être que la musique me servirait d'allié inaliénable. Mais celle-ci, en raison des trop grands scrupules que j'ai à jouir tandis que ma pensée agonise, ne l'est que par intermittence. Le reste du temps, je repousse ses forces lénitives et porte mon esprit vers une inquiétude bien plus rassurante. Mes dix mille neuf cent cinquante psys ont bien failli s'accorder à considérer cette attitude problématique. S'ils s'en sont finalement abstenus, il semble que ce soit uniquement parce que je tendrais à les agacer sérieusement par mes coups de gueule tournés contre le monde entier, eux y compris (là se situe le cœur de leur réserve). Sans ces hommes et femmes de raison, j'ai décidé de me pencher aussi bas que possible sur une pointue et néanmoins oiseuse question : la musique et ses répétitions aux cycles admirablement calculés par des savants qui s'ignorent et préfèrent se voir comme de paisibles artisans s'accomplissant dans une forme de parfaite approximation. Oubliez les réserves ainsi que la nécessaire paranoïa et vous me direz des nouvelles de ces mélodies aussi naïves que des orphelins préhistoriques. Pour ces derniers, il aura suffi de se rassembler autour d'un destin commun afin de donner naissance à la première œuvre terrestre. D'ailleurs, comment ont-ils bien pu juger telle combinaison réussie ? Ont-ils trouvé en elle la réminiscence du sentiment qui pour la première fois les avait unis ? Parmi eux, un autocrate musclé a-t-il imposé des décrets relatifs au bon goût ? Je les imagine, préhistoriques et moyenâgeux (car de même que je me suis toujours cru être hors le monde, j'ai appris à juger en bloc et à regrouper absurdement les hommes d'avant le siècle de ma naissance en un tout homogène dans sa rudesse et son archaïsme) ensemble ou séparément, inventant ou réinventant les symboles, traduisant leurs émotions personnelles et plus encore leurs émotions collectives en un langage musical. Et le système est parvenu jusqu'à nous (avec ses variantes, retouches, évolutions) d'une façon tellement progressive (malgré les bonds innombrables et gigantesques du vingtième siècle) qu'il en passe pour être universel.

 

     Je reviens aux douceurs apaisantes. J'y reviens, car je me dois de parler de leur caractère facilement intégrable. Je ne crois pas à la musique (ni à l'œuvre en général) belle par nature. En dépit de la fascination que Mozart semblerait exercer sur les éléphants d'Afrique, il m'est difficile de souscrire à ce genre de thèse. Peut-être même que la division tonale telle qu'elle est pratiquée en occident a fait son temps. C'est pourquoi je nous imagine, dans un avenir proche, foule désorientée recevant de plein fouet une musique entièrement neuve à nos sens. D'un côté, les authentiques idiots, spontanés, osant trouver le résultat nul, voire horrible, De l'autre, les menteurs, provocateurs, intellectuels, adeptes de concepts ou encore insensibles raseurs bavant sur l'aspect « intéressant » de la chose. Or, lorsque l'impression du spectateur (aussi bien que celle du créateur) ne se traduit que par des mots, le mensonge peut alors se proclamer vainqueur. Mensonge en tête de gondole, à la vue de tous, groupe disparate réuni par les inévitables circonstances, convoqué à l'heure du jugement dernier par un dieu chef de rayon, directeur d'une entreprise vaine et vulgaire. Osez refuser de fréquenter la zone commerciale où la vérité est une, osez vous demander ce qui a déterminé votre soi-disant pensée et vous vous retrouverez coincés dans un placard au milieu de parias de toutes sortes. Injuste ! Mais nous ne protesterons pas pour autant. Au contraire, nous nous enfermerons dans un mutisme solitaire, chacun pour soi face au miroir tendu par l'artiste vrai, l'artiste tout court, le seul qui, du fait de sa misère avouée ou non, revendiquée ou pas, mérite ce qualificatif. À force d'empathie, nous déchiffrerons les messages nouveaux et continuerons à vomir les avis trop nuancés des prudents exégètes. Les premiers, nous serons. Seuls, chacun de son côté, uniquement réunis d'une façon simpliste et symbolique...

 

     Désormais, j'éviterai donc d'affirmer que le violoniste maîtrise l'art de la dissonance ou encore que le guitariste, en taquinant les limites du supportable, possède la clef susceptible d'ouvrir les portes de mon inconscient. La musique nouvelle se compare à celle du passé, mais nous devons apprendre à rendre les parallèles (surtout lorsque ces derniers prennent la forme de réflexions) les plus rares possible. Pour cela, nous n'avons besoin ni d'alcool ni de drogues. Soyons forts ; baissons la garde, cultivons notre jardin, plantons-y des plantes nouvelles, fantastiques, fascinantes, étranges, déroutantes, Aimons-les comme des enfants sensibles, déformés et pleins de ressources inconnues, Vivons pour eux et pour le singulier plaisir que nous nous donnons mutuellement, mais surtout, ne nous attardons pas sur nos images ! En musique, comme en littérature, les classiques semblent avoir perdu le sel de la nouveauté qui en leur temps savait encore les rendre mystérieux. De ce fait, ils ne choquent aujourd'hui plus personne et sont considérés, avec une écœurante unanimité, comme relevant de la perfection en soi, le type même de la beauté, la référence incontestable, base incontournable d'un système infrangible... Pourtant, si vous ne cédez pas aux jugements faciles et parvenez à les écouter avec une neuve oreille, à en soustraire les images stéréotypées auxquelles vous les attachez, alors la surprise sera grande : vous découvrirez le monde, le verrez pour la première fois, à la façon d'un nouveau-né ultra sensible pénétrant de vierges et sibyllins territoires. Telle mise au net vous fera réaliser la frappante parenté entre toutes les formes musicales. Les grands compositeurs d'aujourd'hui vous apparaîtront ainsi comme les fils légitimes de ceux d'hier, d'avant-hier et même d'avant l'invention de la notation musicale. Peut-être comprendrez vous alors avec effarement que la majorité des êtres humains n'aiment pas la musique pour elle-même, mais pour l'étiquette, c'est-à-dire la valeur que lui donne la critique moderne ou le jugement commun. Ne soyez pas eux. Soyez ! Soyez de ceux qui affirment leurs jugements de la manière la plus sincère et la plus intime. Mieux ! tuez le jugement ! Surtout, fiez-vous à ce que vous ressentez, ne craignez pas l'autre, car, je le répète, il y a très peu de chances pour qu'il ait noué un réel lien avec la forme artistique qui lui eût permis d'exprimer autre chose qu'un avis sans vie, sans fond, bâti de toutes pièces au moyen d'une raison au fait de l'esprit du temps. Le plaisir ou son opposé ne sont jamais coupables. Sont coupables les discours et les faux-semblants visant à s'intégrer, autrement dit à adapter le comportement aux circonstances, à aller, par crainte du ridicule, dans le sens commun. Sachez que les morts se branlent de vos avis aussi bien que des leurs. Ainsi, de l'autre côté du néant, les patriotes d'hier sont devenus d'éternels neutres, coquilles vides ou brisées d'avoir été trop polies. Ma vie contre une émotion personnelle et sincère ! Un festin contre une route à mon image ! Et si le jour de ma mort le monde croit pouvoir continuer ses activités comme si de rien n'était, il ne mettra pas longtemps à chercher à cloner de moi ce qui, malheureusement pour eux, ne peut l'être !

 

                                                © Arnaud Guéguen