Ciel (Extrait de "Balades aériennes")

© Nicolas Guéguen
© Nicolas Guéguen


     C'est à la fois crime et vol que de passer par-dessus toute cette réalité. Pensez aux architectes ainsi mis au pilori. Primo, celui dans l'esprit duquel est apparue l'image originelle du casino et de la jetée. Deuzio, celui, moins susceptible, qui s'est ingénié à diriger la manœuvre destinée à façonner tels rochers, tels galets... Pas la peine d'insister. Tout ça à la trappe, avec l'Histoire, les sciences et l'immense et cætera (à la mesure du vide laissé pour le coup dans l'esprit du voleur). C'est du vol et pourtant ce n'est que justice...

     Tellement facile lorsque l'on vient de se délester de sa télé, de son portable et de ses obligations professionnelles, Facile de décoller pour aller droit aux visions, droit à soi, Vomir définitivement les sons professoraux ainsi que les enregistrements des appareils les plus rigoureux, Voler de son propre esprit, Au-dessus des tableaux millimétrés par l'indiscutable précision d'artistes plus désœuvrés qu'ils n'en ont l'air, Au-dessus et au-delà, Les effacer pour apprendre à les percevoir. Du coup, l'architecte retrouve sa position de créateur d'étincelles dont chacun fera ce qu'il pourra, avec ses armes, sa sensibilité, sans avoir au préalable lu les manuels, les comptes-rendus, ni écouté les péroraisons dogmatiques de papes sans âme, sans humour et sans vie.

 

     Élévation, à la première personne, et ce sans risque de passer pour l'un de ces fantômes enchaînés aux idées emmagasinées dans les minces revues de l'esprit du temps...

 

     Ce qui me frappe là-haut, bras déployés, découvrant l'univers, tirant à moi la couverture, tentant d'y comprendre quelque chose, ce qui me frappe c'est la vacuité. Autour, pas beaucoup plus, puisque du vent, juste du vent, continuellement. Enlevez de votre cerveau les pensées et sentiments qui en premier lieu appartenaient à un autre, enlevez et nous verrons bien si vous vous en tirez mieux que moi. Vous en passeriez, vous aussi, pour un presque rien en voie d'individuation. Il n'en est en effet pas encore venu à se reconstruire un dictionnaire que déjà il se sent en devoir d'ordonner ces trucs étranges (car nouveaux) que l'instant lui offre sur un plateau indécis. Il ne le devine pas, mais le voilà réinventant le langage. Dans le même temps, tandis donc que la mémoire lui revient par bribes et que par de judicieuses touches il se donne naissance, ses yeux voient comme aux premiers jours. C'est assez pour lui permettre de saisir, accaparer, détailler, tirer des plans, règles qui n'ont pas conscience d'avoir déjà été écrites. Il n'est pas con pour autant, Sait très bien que ex nihilo nihil, Doute de son propre Je, Va même jusqu'à deviner une arnaque...

 

     Là-haut, il n'est pas un papillon, Pas un avion ni un ballon perdu. Dans un premier temps, il n'est que l'œil de mouche flottant aux quatre vents. Plus tard, je me souviendrai avec nostalgie, Croirai avoir apprécié et même joui de tout cela. J'en ferai un charmant chapitre, quelques poèmes, ajouterai des couleurs et surtout des impressions qui sur le coup n'étaient pas. J'irai jusqu'à y croire, m'imaginerai avoir possédé une vie, avoir bandé muscles et nerfs afin d'avancer dans un espace infini. Ainsi sont les hommes, S'illusionnent, Retouchent les photos à l'aide de logiciels aux bouches cousues, Défendent la notion d'individu, Donnent au mot liberté un sens tellement étroit qu'ils peuvent aisément se l'appliquer...

 

     Je me sentais bien ! Trop pour songer à autre chose... Ai tout de même accompli ce que l'on osa à peine attendre de moi, comme ces rase-mottes plus drôles que jolis. Puis, j'ai redressé au maximum, repris du recul. Quand la météo a ordonné aux promeneurs de sortir parapluies et cirés, une partie de moi s'est réjouie. Une logique à tout ça. Une beauté aussi : celle d'un saisissable déjà-vécu. Pour exalter mon plaisir, les vagues, après avoir frappé à la porte d'une jetée impénétrable, sont venues chatouiller le jaune des imperméables. Quel pied ! Pourquoi ? Peu importe. L'origine de mes impressions se devait de rester vaporeuses, à la manière d'un parce que... suivi d'une brumeuse photographie mentale. Ainsi, avant d'entamer mon tour fondamental, j'ai profité de ma liberté de mouvement et des images qui s'offraient à moi : Couleurs sans nom, Lumière passée au filtre de nuages serrés, ne faisant qu'un, unis pour le meilleur, Vent tourbillonnant, sans équivalent et sans besoin d'en posséder un, La musique, surtout, puisqu'elle se suffit à elle-même et qu'elle n'a nul rival, Musique intérieure, en accord avec soi, au diapason de l'instant : Lente et violente durant l'envol rageur de ma mélancolie, poignante à la modulation suivante... Transition, pont, modulation majeure et néanmoins poignante... Derrière le sel de ces airs, un chant grandiose, désespéré, ouvert aux larmes qui aiment reconnaître en elles la noblesse. Ces sons enregistrés et rejoués in petto aux moments les plus rares, moments cruciaux, cardinales heures d'une existence souvent plate comme une absence de soi, comme une fuite de l'âme, ces sons ont redonné sens à la vie. La suite a été mélange : ananas, riz basmati, plus la sauce magique, les amandes et l'affolant reste que la recette n'a jamais su mentionner...

 

     En bas, sous abris ou sous la pluie, des gamins de tous âges m'ont montré du doigt. Certains, assis sur les marches partant de la jetée et menant aux collines encore vertes malgré les villas multimillionnaires, d'autres folâtrant imprudemment avec les menaçantes eaux. Tous ensemble, réunis du côté que je venais de quitter, égalisés et unifiés par la distance. De l'autre bord, au loin, moi, veinard sur lequel on aurait tenté, s'il n'avait pas plané si haut, de vomir, pisser, cracher... Moi, seul, donnant l'exemple, démontrant, réalisant ce qui jusqu'alors ne pouvait qu'être considéré comme impossible et de toute manière immoral. Moi, les regardant (histoire de prendre quelques notes mentales), mais ne tenant pas compte des avis qu'ils s'entendaient prononcer sans se douter que ceux-ci leur étaient une fois de plus étrangers. Dans le lot, plus dubitatifs qu'acerbes, de futurs émules à têtes d'ânes, des dés déjà jetés de mon côté, mais néanmoins de simples dés dépourvus d'idées propres, dés riches en pauvres pulsions, beatniks de supermarché, révolutionnaires attardés. J'ai souri, indulgent, puis me suis de nouveau oublié. C'était comme si on avait poussé le volume après m'avoir autorisé à choisir un autre disque. La Terre continuait à me rejeter tandis que les sons venaient à moi pour y trouver un refuge digne de leurs efforts indolents. Paralysé par la quiétude et continuant toutefois à m'éloigner de ce que mon passé avait de plus pitoyable, j'ai fermé les yeux, les ai rouvert, vu blanc, neige de l'hiver prochain, refermé, aperçu des notes accrochées à des portées rouges comme le sang qui, afin de me rendre ivre et omniscient, affluait à ma tête. Sur la partition, j'ai cru reconnaître une cadence plagale jouée par un violon, des cloches et un orgue. Mais j'ai évité de m'attarder à ce genre d'analyse et me suis bêtement laissé balader par le chant attristant d'une vestale ensevelie sous les roses d'un succès trop peu immense au regard de son talent. La voix faussement tremblante, presque totalement maîtrisée, juste sous la perfection attendue par les tatillons sur le qui-vive, Organe s'oubliant dans sa propre danse, comme si la sincérité le poussait à s'inventer en temps réel. Prise de risque pas forcément calculée. Parfait pour moi ! Parfait chant auquel je m'identifiai afin de pleurer sur la beauté de mon sort. Mis à part ça, ma position était plutôt confortable. D'un côté les courants d'air m'empêchaient de trop m'éloigner de l'atmosphère, de l'autre la répulsion terrestre me maintenait à bonne distance des tirs de cailloux des gamins jaloux et hyperactifs trouvant l'existence aussi triste et interminable que la pluie automnale. Et moi, là-haut, toujours seul, seul à comprendre que Maintenant vaut exactement la somme de tous les passés et contient le principe de la nostalgie de demain et, plus encore, celle de l'amnésique après-demain. Coincé en l'air. Aucun moyen de me supprimer. Très peu de tentations, à part celles que connaissent certains séraphins aux curieux instruments de musique et d'observation. Alors, juste se faire à l'idée, se trouver chanceux et jouir si possible, car, si je commençais à me complaire dans un sentiment d'abandon, j'étais dans le même temps capable de me voir, mais aussi de voir ce monde dont je n'attendais désormais rien d'autre que l'essentiel. J'étais le cadavre-volant aspirant à une prolongation, Un mort recouvrant une bonne partie de ses sens et peut-être même un petit peu moins, mais de ce moins qui à l'homme donne une incalculable valeur ajoutée. Pour sûr qu'en bas ils ne devaient pas voir en moi autre chose qu'un type assez idiot pour s'imaginer voler de ses propres ailes, voler la vérité pour la jeter à l'eau, se faire son film egocentré en défaisant la réalité... Vrai ! Rien à dire contre ça ! Dans ces moments-là, je peux effectivement faire d'un galet une planète, d'un talus une montagne... Pour cela, il me suffit de me nettoyer la rétine et d'invoquer l'esprit de l'innocence. Mise au net, perception première des formes, corps tellement neuf qu'il sent sa mécanique tourner, œuvrer en continu pour le but commun qui, bien qu'absurde, n'en est pas moins fin en soi.

 

     Après m'être repu d'une légèreté qui était loin de m'être étrangère, j'ai appris à tournoyer en un sens, puis dans l'autre, compris comment m'y prendre pour accélérer, freiner, piquer, redresser, allumer le pilotage automatique et surtout savoir m'en passer... saisi aussi les avantages d'une démarche à la fois scientifique et sensible, enfin, pris une décision : celle d'être constructif dans ma combustion. S'éloigner de là, en imagination, le temps de se faire à l'idée, temps de tracer un plan approximatif. Ensuite, foncer pour de vrai, de travers, maladroitement, parfaitement, au-dessus des beautés de la côte, rouleaux, falaises et nuances subtiles que seul un coup d'œil fugace sait rendre magiques, Goûter à la table hallucinante de la réalité, manger du vent, du sable, fientes de mouettes (pas si dégueu !), musique revenue à moi sous une forme toujours plus condensée... Me voilà chantant mes mérites et ceux des cieux minuscules. Perverse, ma percée, aérienne, enivrante, injuste pour les laissés pour compte creusant des puits de pétrole et s'enrichissant à mesure qu'ils s'y enfoncent. Pas une pensée pour ces derniers. L'indifférence pour seule vengeance. De toute façon, je vole bien trop haut pour me perdre dans d'aussi prosaïques questions. Plus tard, peut-être, si la lassitude me pousse dans pareille direction. En attendant, n'attendons pas ! Dévalons, roulons, suivons les tensions que nous créons, exécutons la danse sans équivalent, rythmons le monde à notre cadence.

 

     Tiens, une église ! Je pique, ralentis, me pose sur son toit... Je suis encore assez neuf pour ne voir aucune sorte de religiosité dans ma démarche. Oubliées mes prières d'antan, fervents dimanches matin à ne faire qu'un avec les impressionnantes allégories des vitraux. Oubliée aussi l'adolescence impie qui s'ensuivit... Le recul me permet désormais de voir chaque chose à sa juste valeur. Par exemple, je sens bien que là-dessous n'est fait que de matières terrestres assemblées par d'impécunieux ouvriers. Le résultat, quoique contre nature, rivalise néanmoins avec la beauté pure. Splendide, mais rien de plus, et ce malgré l'orgue. La musique, en effet, n'évoque pas un état de supériorité, de tout, de création, de splendeur, elle est elle-même cette supériorité, ce tout, cette splendeur. Par là, j'entends que dieu n'est pas celui qui transcenda l'humanité, mais simplement l'invention d'hommes trop modestes ou trop faibles pour assumer seuls la paternité de leurs encombrantes œuvres. Je m'assieds là-dessus, Préfère prendre mon pied sans passer par la symbolique, Me demande juste comment cette église a pu naître sans que les forces en présence ne changent d'avis en cours de route, après s'être, par exemple, converties à la religion du hic et nunc. En même temps, je me doute bien que sous le porche (trop grandiose pour si modeste construction) et sur le parvis, ont dû se tenir, au cours des siècles, des bacchanales d'anthologie. Ainsi je les vois, ouvriers d'hiver aux mains calleuses, paysans d'hier aux peaux douteuses et aux haleines redoutables, s'enivrant de sensuelles promesses et de vins bon marché, fêtant la fête, trinquant à la nuit de transition entre deux servages... De mon toit, je descends pour les rejoindre, leur demander des nouvelles du passé, des tuyaux séculaires oubliés depuis l'invention de la télé. Pour toute réponse, je n'ai droit qu'à des rires, des bourrades et des refrains que je m'empresse d'assimiler afin de les reprendre aussitôt en chœur... Ce que ces gens sont grossiers ! Femmes encore pires que les hommes, à bâfrer, sortir leurs viandes, cuisses et seins notamment, concourant fièrement et dansant à poil, en gouinasses parfois, autour d'un feu entretenu par un drôle impassible. Au moins, ils ont le mérite d'être naturels. Tout juste s'ils m'interrogent une demi seconde sur mon étrange tenue... Ma barbe les rassure. Je suis des leurs, car pénétré de l'esprit universel. Déjà, je ne juge plus, Me contente de constater, apprendre, saisir ce que cette société a de particulier, comparer à d'autres espèces d'assemblées sans chercher à prendre de mesures. Au diable les valeurs ! Dansons comme l'on danse lorsque l'on se sait fait d'un carbone éphémère pouvant brûler à la moindre étincelle, Dansons, mademoiselle, même si vos jolis pieds dégagent une infecte odeur ! Vous comprenez et saisissez mes mains avant qu'elles ne se décharnent, Vous êtes la vie sous sa forme unique et vous m'apprenez à badiner comme on le faisait après les guerres, avant et pendant, en Bourgeoisie ou en Béotie, après la vision prophétique du charnier final, après les alcools dionysiaques qui ont le don de faire retrouver aux plus coincés d'entre nous leur nature originelle... Un chapelet de résolutions en guise de suite logique à ce début de sain dévoiement : ne plus parler ce langage médian qu'adoptent hommes et femmes lorsqu'ils se croisent, Comme terrain d'entente, épouser définitivement la croyance de notre totale similitude ontologique, Prendre ce qu'il y a de meilleur chez ces rustres d'un autre siècle qui ne sont ni rustres ni d'un autre siècle, Téter la racine de la sagesse populaire, Ne pas le faire comme certains lisent des livres en espérant y trouver des réponses concrètes à des problèmes seulement terre-à-terre et faussement personnels, Ni comme ces sauvages d'un autre temps qui, bien que visioguidés par leurs écrans, s'imaginent libres de passer d'un programme à l'autre et vont même jusqu'à prétendre avoir choisi cette activité entre dix milliards d'autres tout autant à leur portée... Agir gratuitement, pour la beauté du geste ou pour le bonheur de l'instant, Se surprendre à trouver divine cette main petite et musclée serrant la nôtre avant de venir se poser sur notre hanche...

 

     Le jambon grille au-dessus du feu de l'existence. Pendant ce temps, les femmes rangent leurs seins, redeviennent des saintes préparant des lendemains monotones, couchent leurs enfants aux genoux écorchés, petits garçons de toujours, pâles, fragiles et à la timidité arrogante, fillettes bagarreuses rêvant de battre la campagne et d'y trouver, par miracle, un oiseau à sauver ou un inoubliable idéal. En somme, tout rentre dans l'ordre ! Plus qu'à m'éclipser... Adieu soirée d'antan aux parfums immortels, adieu et surtout ne t'avise pas de chercher à renaître sous une forme artificiellement semblable !

 

                                            © Arnaud Guéguen