Sons et visions

© Nicolas Guéguen
© Nicolas Guéguen

     Sur le pont d'un ferry, face à lui-même, horizon de sa vie, ballotté gentiment, ivre d'incertitude et d'une musique de nuit, de voyage, musique mélancolique, bien entendu, de celle qui se charge de transformer le manque et la peur en un espoir paisible, euphonique, fin en soi, fin du temps, entrée dans l'éternelle félicité. Il ferme les yeux pour ne pas mourir de bonheur, puis les ouvre aussitôt de crainte de manquer une partie de ce spectacle uniforme. Ensuite, ça n'en finit pas de continuer, voire de monter, car rester au même niveau reviendrait nécessairement à donner à l'habitude la possibilité de lasser. Monter, c'est partir d'un point et en faire le tour en s'éloignant chaque fois un peu plus de son influence grandissante, traçant ainsi dans l'espace une nuée d'impressions et d'idées inédites, inimitables, dopantes, exaltantes...

 

     Évidemment, le lendemain niera égoïstement ce passé. Pour cela, il aura de sérieux arguments, à commencer par la réalité de son iode, de son soleil matutinal et de ses touristes ébahis devant le spectacle bien plus convenu d'une baie lumineuse, verdoyante, pittoresque, clichesque et néanmoins réellement splendide. Le lendemain sera formidable, rien de plus sûr. Mais en attendant, notre homme n'attend pas ; il manipule au contraire les aiguilles du temps, fait avancer ce dernier à sa guise, au diapason de son tempo intérieur coordonné lui-même aux lents et amples mouvements du navire. Chaque haut comme chaque bas marque une riche et immense seconde n'ayant heureusement pas le mauvais goût de se nommer. De la même façon, les terres qu'il laisse derrière lui n'ont pas plus de réalité objective que celles vers lesquelles il se rend. Ce n'est ainsi plus qu'une splendide affaire entre lui et l'ineffable, et s'il n'était pas absent au monde du commun, monde de la communication nécessairement imparfaite, il se verrait obligé de chercher des explications afin de rentabiliser le déplacement, les frais et le temps passé à comparer cet instant à des passés compressés. Plutôt crever ! Alors, pour une fois, il vit sa béatitude en mangeant du vent, en ouvrant son esprit à des musiques se trouvant pour le coup dénuées de fausses représentations, en ignorant tous ces ignorants ayant le mauvais goût d'unir leurs maigres idées. De a jusqu'à z, il finit, sans même y avoir songé une seconde, par connaître les différents ponts de sa personnalité. Pas de surprises, pas de chocs ; une tranquille révélation inoculée par la logique apodictique de l'univers. Ensuite, penser à rentrer dans sa cabine ! D'abord, donner de l'intensité au dernier regard que nous porterons à tout ce qui nous semble posséder une valeur impertinente. La mer, tiens ! invisible (ou noire, selon les points de vue), possédant les mystères de nos esprits respectifs. Ce qui signifie qu'à travers elle nous sondons nos travers. Autrement formulé : les histoires et les mélancolies que nous inventons en nous inspirant d'elle n'appartiennent qu'à nous-mêmes. Idem pour le vent et la nuit auxquels nous donnerons donc le nom de dieu ! Tel est le sens de la mythologie, non !?! Allégorie didactique destinée à des gamins férus de fantaisies... Bon, la cabine, vite ! en passant par les ponts, les salles et les couloirs, mondes en soi, univers liés par les passages qu'y font touristes et artistes. Ni l'un ni l'autre, j'observe leurs mines sans même y jeter un œil ! Je fonce lentement, tourne autour des tables emplies de plats aplatissants, tourne et vole mets méphitiques et pets pétrifiants à des enfants ravis de tels tours de passe-passe. Ce que mes yeux ne voient pas est merveilleux ! Nouveau en soi, et pas seulement de mon point de vue ! L'univers s'en trouverait presque désarçonné ! Je possède alors des indices allant en ce sens désordonné : Vagues gigantesques toquant aux plus hauts des hublots, Fugace éclipse de nuit, Comportements lunatiques, Visions, Dérèglements de toutes sortes, Sens dessus dessous, Enfants montant sur leurs grands chevaux, Adultes tombant en adolescence, Comtesse contestant les comptes rendus dans la précipitation, Tueurs de frites noyant d'innocents chagrins dans des litres de coca de contrebande... Et le reste, pire que tout : Viols consentis, Repas collectifs, Bitures en solo, Danse sans transe, Vice versa, Mariages improvisés, Divorces fictifs, Théâtre de la cruauté, Cinéma à chaque étage, Salle de jeu bondée d'amènes perdants et de mauvais gagnants... J'en passe par manque de courage, Peur de me laisser aller à une coupable nostalgie dont je ne saurais me relever sans dommages...

 

     Passée la nuit, passé le débarquement, passés les éléments, des plus élémentaires aux plus complexes, passées les constructions humaines et inhumaines, passés les hommes dépassés par les présents impersonnels laissés là entre latrines et poubelles, le système sans but, sans fin, sans maître ni ficelles, passés quelques horizons verts, pâles, étales, roses, durs et doux, loin après, plus quelques plus... juste après la fatigue de trop, la perte de foi et les douleurs irréversibles, après l'errance montagneuse, le demi-tour boisé, l'accueil muet, le saut de côté, le point de rupture, après les gens saucissonnés, alignés sur des banquettes, des couchettes, bien après les chemins balisés pour voyageurs insortables, après tant de litanies se trouve un lieu où les bruits sont assez rares pour ne pas passer inaperçus. Solitaire et silencieux, l'endroit me parle d'une façon clairement obscure. Une marche longue et ardue pour sceller une évidente connivence, je ne vois pas mieux ! Encapuchonné, le réservoir à bloc, me voilà lancé dans une partie que je suppose facile et fertile en dons insoupçonnables. La pluie, gentiment pour commencer, cherche à me stimuler. De quoi sourire en attendant les franches averses qui sauront faire s'esclaffer follement l'animal paradoxal. Déjà, tandis que je longe une route déserte et une large rivière aux lacustres allures, me viennent d'inédites paroles et musiques. Comme elle peut, ma bouche en répète les fragments à sa portée. Globalement le niveau est bien trop élevé, la couleur trop évanescente pour un simple amateur. Il faudrait, qu'artiste du noyau jusqu'à l'épiderme, l'être concentre ses savoirs-refaire et exhale ses savoirs-défaire, pour donner aux sublimes intuitions chance d'exister hors son impénétrable sphère. À défaut de grâce, mon monde saura se contenter de touchantes approximations laissant imaginer une excellence parée de mystère. Ainsi, d'une voix timbrée pour les grands espaces, j'envoie les fragments d'une éphémère création heurter arbres géants et rochers impassibles, puis ricocher sur les eaux ou se perdre aussitôt dans des airs infinis et effrayants de froideur. Toujours avancer, ne pas penser les pas, nulle partition ; un œil à droite vers l'H2O plat comme l'ennui, l'autre à gauche, louchant des suites de montagnes à vous rendre possessif. Une à soi, quel luxe ce serait, même la plus petite, la plus pelée, celle pour laquelle bataille ne sera plus jamais livrée. Une histoire, tout de même, attachée à ses flans. L'idée d'une légende résumable en trois lignes insoupçonnables de mensonge. Évocations de vengeances, meurtres, honneurs, ressentiments... Voyez le genre de montagne ? Pas la géante, pas l'admirée, la survolée, la sur-photographiée. Plutôt la planquée, discrète quoique vénérable, sage et braque à la fois, mère de crasses tentations et pourtant calme comme l'indivisible éternité. Voyez-la, désormais sérieusement arrosée par des nuages volant à peine plus haut qu'elle, voyez-la et voyez-moi passant sous ses dangers électriques, faisant fi des avertissements pancartés, des barrières et des clôtures, des menaces sonores, de l'aridité se mêlant au vert, au sombre et à ses dérivés boisés. Ainsi, malgré le caractère inconnu des lieux et de ses personnages invisibles, malgré les simagrées larvées, je cavale gymnastiquement d'un caillou l'autre, conjurant les foudres physiques et psychosomatiques, tournoyant, virevoltant, évitant in extremis les pièges caillouteux, les gouttes de pluie disproportionnées, les visions démoralisantes, les reflets fugaces (image de soi), la poussière s'élevant en des colonnes polymorphes, les armées d'insectes dénués de raison, l'idée d'un futur trop lointain pour être vivable. Assez vite, je finis même par trouver le bout du sentier. Forcé par moi-même, je vais devoir, coûte que coûte, continuer à grimper. D'abord, je fais un pas vers l'inconnu, la forêt dense et escarpée.


     Me connaissant assez mal, je crois me réserver à tout moment la possibilité d'un sage renoncement. En vérité, je viens de me lancer dans une entreprise dont la portée elle-même m'échappe. Jamais mis pied dans un tel décor, tel vert ; à croire que par un étrange phénomène de compensation la végétation de cette partie-ci de la montagne est aussi luxuriante que l'autre partie est aride. Tandis que je m'avance, monte, progresse, j'ai aussi la certitude de reculer dans le temps. Il s'agit d'une régression comparable à un retour vers un soi inconnu de soi. J'entends : des espaces physiques et symboliques à notre mesure ontologique. Y pénétrer revient à revenir sur les lieux de la fondation de notre soi-disant personne. C'est un temps familier quoique inédit à nos yeux et étrange à nos sens. C'est aussi le regret, l'espoir et, par extension, toute notion passée mêlée à son envers. C'est enfin le salmigondis terminal ou, pour mieux dire, la folle maladie d'un erratique cerveau. Connement, je n'oublie pas non plus d'associer à ce lieu d'antiques scènes puisées à la source de mon imagination. Ainsi, tout en suant et ahanant dans un passage aussi raide que vierge, tout en me servant d'une vieille branche afin de tâter l'imprévisible terrain, j'insiste, à mon esprit défendant, sur des images limitées, caricaturales, oiseuses, dépassées et cependant essentielles, simples, précises, foncièrement humaines, réalistes, inaliénables, pures, naturelles, génésiques et immortelles (à échelle d'Homme). Les images en questions me font à la fois envisager le caractère grandiose et désespérant de ma condition. En somme, je vois en moi l'humanité. Quelle hauteur ! Quel frisson ! Énergie, beauté, inanité, drame, douleur, solitude, sentiments emmêlés dansant pour eux-mêmes (histoire de se stimuler) devant le miroir de leur incurable froideur. Nul autre moyen d'exister, finalement, que de se mettre en scène (avec ou sans autre témoin que soi-même). Alors, allons ! Soyons pitoyablement émouvant, trouvons-nous des motifs de satisfaction, montons toujours sur nos grands chevaux fatigués, dégoûtons-nous, faisons-nous vomir à force de fausseté, de mensonges et de nullité.


     Au moins que ce soit splendide, authentiquement, que nos pas robotiques soient singuliers dans leur cadence, Au moins que le voisin ne comprenne pas et que méfiante soit la passante, sourcilleux le professeur, que la représentation, aussi artificielle soit-elle, rassemble (potentiellement, ou disons symboliquement) le moins de crétins possibles, que l'addition de nos sentiments spéculaires tourne comme ivresse, que la somme des miroirs blesse, par son impénétrabilité, la fierté des ignares. Au fond, seule compte la relation que l'on entretient avec soi-même. À qui d'autre peut-on espérer transmettre des données autres que conformes à une forme de norme ? Avec soi-même, il est loisible de faire dans la nuance, la complexité, la précision. Avec soi-même, pas de susceptibilité à ménager, pas besoin de traduction, tout juste des interprétations. Quand je me mens ou m'illusionne, je le fais en beauté, avec ce qu'il me sied de puissance ou de mélancolie, d'intensité, d'abandon, de résignation ou de lumière. Ce que je crois alors éprouver, cette émotion raffinée et individuelle, fait bien plus que me consoler : elle me donne à la fois le statut de statue vivante, d'être humain et de démiurge... 


     Connerie que tout cela ! évidemment, fiction aigre-douce, mais aussi seule façon que je connaisse de ne sombrer ni dans la médiocrité des émotions génériques, ni dans la terrible (car constante, consciente, glacée et irrémédiable) plongée de l'homme lucide. En tout état de cause, quelle que soit notre position (qui jamais n'a valeur de choix), jamais nous n'échappons aux clichés. Se voir, s'écrire ou même tout simplement vivre en individu conscient de sa réalité, conduit nécessairement à une forme d'identification. Que l'on se compare à la nature, à l'animal ou à l'autre sous ses représentations les plus diverses, jamais l'on ne s'atteint soi-même. Pourtant, sans comparaison, pas de réflexion, pas de science. Dans le même ordre d'idées, sans simplification, pas de définition, pas de vocabulaire, pas de dictionnaire, ni langage ni communication. En somme, qui souhaite saisir, avec les pieds, les mains, les sens ou la tête, doit apprendre à alterner entre bains de société et cures de solitude, tester le général et le particulier, passer d'un point de vue nuancé à un point de vue général, aller de soi à l'autre, puis vice versa, se voir ensuite avec l'œil d'autrui, se voir (encore mieux !) comme si nous étions deux : d'un côté l'être critique, de l'autre le quidam « chosifiable ». Quoi qu'il en soit, la tête pensante, lorsqu'elle réalise qu'elle n'est jamais assez dure avec elle-même et qu'elle n'existe, dans ses pitoyables limites, que dans la mesure où elle s'imagine exister, effectue un magnifique et athlétique bond la conduisant au fond d'un terrifiant abîme. Le pied coincé dans une anfractuosité boueuse, le reste du corps tentant de ne pas chuter, luttant, flippant et riant tout à la fois, je me vois sur un écran géant, au milieu d'une foule. Je me vois « coincé, luttant, flippant et riant tout à la fois. » Et de me voir ainsi, et surtout de sortir de moi, je relativise plus encore une situation que ma nature m'interdit de totalement prendre au tragique. Je ris parce que je le dois, mais aussi par mimétisme avec mes spectateurs. Disons que je me marre pour quinze et inclus dans ma poilade cinquante nuances. Entendant le genou craquer, je crois devenir moi-même et uniquement moi-même, ce qui revient à dire que je ne joue plus ! Autrement dit, je ne me considère plus comme un concept ! Aucun mot ne vient plus secourir ma soi-disant identité, aucune image, aucune projection, nulle réflexion, nul fascinant et admirable miroir. Ce n'est donc qu'a posteriori que je peux analyser la situation de la sorte. L'instant animal se révèle muet comme carpe. L'homme se réserve probablement le monopole d'une mythologie faite chair. Ainsi, il en vient à se déifier avec une relative modestie, à se situer entre la bête et l'esprit, mais il ne développe en réalité qu'une immense capacité à se nimber d'une illusoire beauté. Quand le genou craque, l'ordre des priorités se trouve inversé, le temps porte au concret et à l'urgence d'une situation unifiant les créatures de toutes espèces sous une unique identité d'impérieuse survivance. Le moment des Je n'est donc plus. La première personne n'a pour remplaçant qu'une matière spontanée, naturellement irresponsable, primesautière, irréfléchie et portant pourtant une cohérence dont l'homme trop social se trouve généralement dépourvu. C'est de cette façon que ce dernier, pris au piège de ce qu'il s'imagine être la réalité, passe à côté de ce qui ne se partage pas, à côté de ce que l'on ne ramène pas dans ses bagages, de ce que l'on peut tout au plus esquisser (et encore, à condition de renoncer à bien des attraits, bien des facilités et surtout bien des réflexes). De la même manière, notre homme supersocial évite avec une étonnante efficacité ce que l'on ne trouve pas en tête de gondole, que l'on n'offre pas au premier venu, qui ne se pare pas de paillettes, dont la sobriété de façade dissimule complexité, finesse, singularité, difficultés, mystères, questionnements, recherches, beautés, laideurs, ambiguïtés, raffinements, truculences... sans compter les innombrables ténuités ne se laissant pas aussi facilement décrypter, même par certains solitaires jusqu'au-boutistes dans l'art d'enculer les mouches.

Mais l'authentique voyage n'a-t-il pas précisément pour but de secouer nos certitudes et nos automatismes perceptifs ? La glorieuse réponse à cette banale question se trouve, de mon partial point de vue, du côté d'un lac septentrional. Longeant celui-ci à vitesse de bus en croisière, oubliant par là même montagne, douleur et ce qui s'ensuivit, j'entends pour la première fois une musique que je connais par cœur. Là seulement commence l'aventure, la marche enivrante, l'incessant va-et-vient entre soi et son environnement immédiat. Sans effort, l'évanescence faite corps goûte des matières impalpables, neuves de goût, quoique sœurs d'antiques instants enterrés à crânienne demeure. Malgré leur fugacité, mes champs visuels ont cessé d'être des paysages se défilant. Chacun d'entre eux vient s'additionner, se multiplier et se confondre avec la tour qui, à défaut de pouvoir les contrôler, parvient à jouir de leur caractère insaisissable. En somme, un tout apparent m'offre des dérobades que mon cerveau parvient à fixer. Seulement, la relative rapidité de mon inaction rend suspecte la lacustre beauté. C'est si vrai que, sans me le formuler, j'en viens à douter de ma vision. Évident, comme une sensation erratique, diffuse et psychosomatique. Évident et ineffable, surtout lorsque dans le même temps se mêle à l'affaire un chant éthéré qu'accompagne une délicate, riche et capiteuse musique. Les couleurs en deviennent des sons, et vice versa. D'une façon générale, l'harmonie ne se situe plus seulement au niveau de chaque famille de stimuli, mais à une échelle globale.

 

     Que tout cela soit subjectif m'importe peu, puisque m'emportent les vallées à venir, singulières de par leur vert. M'emporte aussi, à mesure que je m'en éloigne, l'eau d'un auguste loch plongé dans la brume d'une agréable incertitude. Et ça tourne, se mélange, comme des souvenirs sans liens. Dépassé, je n'ai plus qu'à me laisser voyager au gré des regards, plus qu'à trouver du bon à l'adieu permanent que constitue la route.

                           © Arnaud Guéguen