Connaissance du tragique

Photo ©Nicolas Guéguen
Photo ©Nicolas Guéguen

Bien plus tard, en y repensant assis au milieu d’une foule forcément étrangère (salon d’un Ferry), j’en arrivai à l’évidente conclusion qu’un monde sans dieu n’a rien d’effrayant, rien d’aliénant. Seul le grégarisme rend l’homme esclave et étranger à lui-même... Jeu sans vainqueur, fondé sur l’erreur commune consistant à croire notre mal (quel que soit le complexe sous lequel celui-ci se présente) honteux et propre à notre singulière nature. Mais mieux vaut se taire, dans ces cas-là, n’est-ce pas ? Mieux vaut s’illusionner, en appeler à une fraternité de façade, convivialité de veaux, relations amicales, simples, fraternelles et télévisuelles... Tout sauf la franchise, tout sauf l’affirmation d’embarrassantes différences (qui bien souvent n’en sont pas), tout pour s’éviter un face à face avec les vérités cardinales… D’où le permanent bruit de fond et les rires simiesques, accolades hypocrites, discussions légères comme rempart contre l’expression de sa propre lucidité, angoisse de mort, de solitude, malaise social, manque de confiance (celui là même qui nous pousse à adopter les avis d’un autrui global qui ne sont en fait les avis de personne, si ce n’est ceux d’un arbitraire et fugace esprit du temps)... Je les observe m’observant. Ils peuvent se rapprocher, tenter de s’épancher, me causer gentiment, je resterai seul, ne rêverai pas à une quelconque complicité, mais devrai au contraire continuer à jouir de cette force de caractère m’ayant permis de devenir heureux dans la solitude contemplative (riche d’images sonores ou visuelles). De toute façon, je ne les entends pas vraiment, isolé que je suis par la musique, l’effet médicamenteux (mercalm), l’acuité de mes impressions… Entente impossible, quoi qu’il en soit. Pas de langage commun. Juste quelques rudimentaires mimiques, gesticulations verbales et faciales, sémantiquement suffisantes pour des bêtes émotionnellement réduites à une désespérante binarité. Voilà qui est, remarque, bien commode pour qui souhaite les faire agir à sa guise. « Je veux être aimé » hurle la masse sans visage. « Je veux être reconnu en tant que je, et ce, en dépit du caractère parfaitement impersonnel et commun de ma requête ! » Bien entendu ! Pas tombé dans les esgourdes d’un sourd ! De cette façon, nous saurons à quoi nous en tenir le jour où il faudra ruser afin de se mettre dans la poche un amant, une maîtresse, un ami, un parent, un client, un employeur… Bref, toute personne susceptible de satisfaire nos besoins... Pas si longue, la liste des promesses… Pas plus longue que celle des frustrations... Seul est (parfois) complexe le cheminement qui n’en finira pas moins par donner naissance à une forme primitive d’affect. Je laisse à d’autres, plus rigoureux, le soin de créer une science s’attachant à numériser nos déterminismes. Égoïstement, je préférerai faire le tour des abstractions, des nuits, des vertiges, féliciter les extases nouvelles sans leur lâcher un instant la grappe, demander aux musiciens de jouer hors de la tonalité, d’une façon parfaitement juste, honnête et accordée à ma nature. Je les exhorterai (et me joindrai à eux s’il le faut), évoquerai un carrefour entre la classique mélodie et une fantasque harmonie. Les types, quelle que soit leur formation, leur histoire, le prix de leurs instruments… les types saisiront et le message et l’occasion de faire sentir la douceur et la violence résidant en leurs embarrassants abris de chair. Je les vois déjà, grimaçant comme des gamins en pleurs, mettant bas l’expression de leur passion... Proximité de la fin (sous toutes ses formes), envers du suicide (même confusion pour un résultat en apparence opposé)… Tandis que le soliste reprendra ses esprits avant de s’attaquer au meilleur (c’est-à-dire l’improvisation vraie, l’oubli des schémas, le tête à tête avec ses désirs intimes de mélodies atonales nées d’un moment unique où, enfin, l’invention ne sera plus ce mot de trop prononcé par d’idéalistes chercheurs), je me tairai pour mieux me faire comprendre. Cependant, d’un regard pitoyable, je lui montrerai qu’il m’est, moi aussi, loisible de m’abandonner pour la plus étrange des éphémères créations. Ensuite, sans perdre la maîtrise rythmique, notre virtuose éternuera sa longue et serpentine morve mélodique. J’en tomberai de ma chaise et je serai bien le seul. L’habituelle entente, en somme, entre l’inaccessible créateur névrosé et moi-même… À croire que les névroses font les hommes, les modelant, permettant de les distinguer les uns des autres, de leur prêter une apparence, une identité, les poussant à creuser, comprendre, défaire la mécanique, donner de sérieux coups de fouet, remonter leurs pendules déréglées. Et si parfois, de rage, de frustration ou d’incompréhension ils préféreraient se supprimer, s’oublier, toujours ils finissent par retrouver le tortueux chemin adoré (seul repère authentique), le chemin de la quête sans fin : le merveilleux face à face avec leur insupportable nature téléguidée. Arrivé à ce point sensible les imbéciles, me demanderont (en riant ou en s’excitant) qui tire les ficelles ? Plutôt que de me lancer dans de fastidieuses argumentations, je me mettrai au piano et me contenterai d’exécuter d’inévitables et néanmoins imprévisibles voluptés contrapuntiques à même d’apaiser ma connaissance du tragique.

© A. Guéguen